J’ai vu le Livre. Le Livre qui a transformé les ténèbres en lumières.

Après avoir découvert le magnifique Chant de la Mer, et être tombé en amour avec ce film, j’ai voulu en découvrir plus de Cartoon Saloon.
Petit studio indépendant, il n’avait à l’époque qu’un seul autre film à son compteur : le Secret de Kells.
Très différent de sa suite spirituelle, qui résonne plus facilement à nos oreilles de par son scénario classique (mais pas mauvais!), le premier long-métrage du studio est un film assez complexe à comprendre au premier abord mais tellement rempli de belles choses que j’ai adoré sa forme bien avant d’aimer son fond. Aujourd’hui j’ai eu envie de l’analyser plus en détail et de vous partager ce travail pour mieux aborder ce petit bijou d’animation.

Déjà au niveau du visuel : c’est sacrément beau. On sent que le studio n’avait pas les fonds qu’ils ont eu pour le reste de leurs films (notamment quand on compare aux nombreux détails du Chant de la Mer ou au côté croquis du Peuple Loup) mais loin de se laisser abattre, le film se démarque énormément.

C’est d’ailleurs une des choses que j’aime le plus : à l’heure où l’animation 3D est utilisée à tort et à travers, que l’on ait du budget ou non, parce que c’est la mode, ça m’insupporte de voir qu’il n’y a que peu de visuels travaillés dans tous les films d’animations qui sortent. Évidemment on peut faire la course à qui aura le plus de détails possibles sur ses modèles 3D, mais les gestions de la lumière et des couleurs ne sont que peu très peu différents (au moment où j’écris ça, je ne retiens que Dragon 3 qui a utilisé les décors, les détails et la lumière d’une manière très réalistes au milieu de personnages qui sont très cartoonesques, de même pour le Voyage d’Arlo, et Voyage vers la Lune qui utilise pour sa deuxième moitié de film un visuel coloré magnifique sans pour autant tomber dans la bouillasse de couleur comme peu le faire les Trolls), quand ils ne sont pas complètement absents pour certaines séries animées.
Bien entendu, à l’époque où la 2D prônait, la même chose se voyait partout : tout le monde allait son style sur celui de Disney sans tenter beaucoup de styles visuels variés. Mais aujourd’hui, quand l’animation de synthèse règne partout, la 2D réussit à se démarquer de plus en plus, dans les films de Rémi Chayé (Tout en haut du monde et Calamity), certaines séries animées (comme Over the Garden Wall) ou, bien évidemment ici, Cartoon Saloon et ses quatre films, le Secret de Kells, le Chant de la Mer, Parvana et le Peuple Loup.

Ce qui démarque ici, tout comme dans leurs autres films, c’est bien le fait qu’il n’y ait quasiment pas de perspectives. Les personnages évoluent presque dans un mon à plat, dont les couleurs et les formes rappellent évidemment le livre de Kells, le vrai.
On voit qu’il s’agit du premier film du studio par un certain manque de détails (notamment sur les personnages secondaires) mais même le côté simpliste du long métrage fait ressortir les personnages principaux et certains décors plus complexes. Décors faits en aquarelles qui sont absolument magnifiques, et renforcent cette impression de fausse perspective.
En fait le seul petit point qui me déplaît est certains inclusions d’images de synthèses. L’eau à un moment, les corbeaux… Enfin, après d’autres sont géniaux, comme les enluminures en CGI à la fin qui bougent sous nos yeux.

Enfin, voilà pour le visuel. Attaquons nous maintenant plus en détail sur le fond du film.
Celui-ci démarre sur les crédits, un peu comme les anciens films, avec un décors plutôt sombre et une musique absolument magnifique à la flûte. On est tout de suite dans le ton.
On enchaîne ensuite sur un monologue puissant et mystérieux d’Aisling :
« J’ai vu passer bien des temps. Et par les yeux du saumon, de la biche, et du loup, j’ai vu les Vikings envahir l’Irlande, détruisant tout sur leur passage pour trouver de l’or. J’ai vu la souffrance dans les ténèbres. Mais j’ai aussi vu naître la beauté dans les lieux les plus inattendus.
J’ai vu le livre. Le livre qui a transformé les ténèbres, en lumière. »
D’ailleurs, si on prête attention aux images, on voit des scènes fugaces que l’on reverra plus tard dans le film, à savoir :

  • l’antre de Cromm Crúaich à travers son œil
  • son œil s’ouvrant, et le cristal écrasé par les vikings
  • Aidan s’enfuyant sur la mer avec Pangur Bán, Iona en feu derrière
  • Cellach âgé, tenant le dessin de Brendan
  • la première fois que Brendan reverra Aisling à la fin du film, avec Kells détruite au fond

Avec ce début de film plus que mystérieux, enchaînant les les images qui ne nous disent rien si c’est la première fois, on est très vite dans l’ambiance assez sombre et mystérieuse qui régnera tout le long du métrage.
La narration d’Aisling nous explique aussi ce qu’on verra dans le film : les Vikings qui détruisent l’Irlande pour trouver de l’or, les ténèbres, la souffrance, mais bien évidemment la beauté et enfin, le livre.

On découvre alors Brendan, un jeune garçon d’une dizaine d’années, occupé à pourchasser une oie pour fournir des plumes aux enlumineurs de l’abbaye de Kells.
D’un point de vue historique, l’abbaye de Kells a réellement existé. Elle a été fondée par Saint Colomba et et des moines fuyant Iona.
Évidemment, ici, quand on nous présente Saint Colomba, on nous dit qu’il était un grand enlumineur, mort plusieurs années auparavant. Cependant, Aidan et Cellach se connaissant, il est possible que l’abbé vienne de Iona et ait alors construit Kells.
Brendan, donc, est un garçon qui préfère largement entendre des histoires sur la confection des livres, et aider les enlumineurs, plutôt qu’aider son oncle, l’abbé, à construire le mur de Kells. Ce mur, qui symbolise la protection, enferme aussi Brendan du monde extérieur. De même, lorsque son oncle essaye de lui parler du mur et de ses renforcements, le jeune garçon est plus attiré par l’arrivée de l’étranger dans cette abbaye.
Cet étranger n’est autre que frère Aidan d’Iona. Étymologiquement, Aidan vient du nom du dieu Aodh, un dieu du soleil de la mythologie celtique. Ici, Aidan représente donc la lumière, l’espoir de Brendan, celui d’un jour découvrir ce qu’il y a derrière les murs de Kells.

Aidan possède aussi une petite chatte nommée Pangur Bán. Pangur Bán est le nom d’un poème irlandais d’un moine qui parlait de lui-même et de son chat. De plus, en gaélique, le nom signifie approximativement « toison blanche ».
Si on regarde de plus près, on peut voir que Pangur Bán a les yeux verrons, un bleu, et un vert. Elle représente en quelque sorte la passerelle entre Aisling et Brendan (les premiers mots que dira Aisling à Brendan étant « C’est à toi ce chat ? ») qui ont respectivement les yeux verts et bleus.
Enfin, dans les trois films celtiques de Cartoon Saloon, il y a toujours un animal qui accompagne le duo des héros. Dans le Peuple Loup, il s’agit d’un faucon, qui représente la nouvelle vision du monde de Robyn et sa liberté. Dans le Chant de la Mer, il y a un chien, Cú, qui manifestait la loyauté et la protection de Ben envers Saoirse, sa sœur.
Ici, Pangur Bán est un chat, animal qui incarne la résurrection et la renaissance, deux thèmes importants dans le Christianisme et donc pour Brendan, mais qui incarne aussi le mystère et la magie, et donc Aisling. La petite chatte représente parfaitement les deux héros ici aussi.

L’arrivée d’Aidan à Kells et sa conversation avec l’abbé Cellach met en opposition les deux thèmes centraux du film : la barrière physique contre la barrière psychique. Cellach oublie tous ses travaux, ses livres, ses enluminures, pour finir complètement obsédé par son mur, il le dit avec un ton presque effrayant : « Ce n’est pas mon mur Aidan ! C’est un mur qui sauvera la civilisation ! Un mur qui sauvera votre livre ! Les païens, les adorateurs de Cromm, c’est grâce à la solidité de nos murs qu’ils finiront par croire à la solidité de notre foi ». Il pense réellement que pour montrer à tous leurs croyances, il y aura besoin de cette barrière physique, puisque les païens ne pourront alors pas l’ébrécher. Le mur symbolise alors le corps, et Cellach pense donc que pour protéger sa foi, il a besoin de la garder en lui, de la cacher aux yeux de tous.
Cependant, bien qu’elle est censée les protéger, cette barrière les enferme aussi tous du monde extérieur, du monde réel et de ses beautés. Si on garde caché notre foi, comme l’abbé Cellach, elle n’existe plus, puisque personne d’autres ne peut la voir, hormis les quelques heureux passants que l’on laisse entrer en nous.
Aidan lui voit les choses autrement : il pense que son livre doit être vu par le plus de monde possible, et ne pas être renfermé. Il veut montrer sa foi à tout le monde, puisqu’il sait que si les païens peuvent y accéder, ils ne la détruiront pas mais se contenteront de ne pas la concevoir.
Le thème de la culture ici est donc extrêmement complexe à comprendre. Le film nous montre que peu importe nos croyances, il ne nous faut pas les cacher au fond de nous pour les protéger, mais bien les montrer à tout le monde pour les préserver.
D’ailleurs, petit aparté mais il est bon de noter que le film ne fait jamais l’apologie d’une seule croyance. On sait que le film se passe en Irlande, qu’il y a des Vikings, mais rien de plus. Aucune religion spécifique n’est jamais mentionnée et il n’est jamais dit quel texte est écrit dans le livre de Kells, on parle seulement des dessins. De même, on parle de Vikings en version françaises, mais des « Hommes du nord » en version anglaise, donc dans les deux cas un groupe d’Hommes venant de terres étrangères et pas réellement nommés. Même leur apparence, très simpliste au premier abord, car de forme carré et sans visage, presque bestiale, ne sert qu’à représenter une menace générale, une représentation du danger.

Quand Brendan sort la nuit pour aller voir le livre, Pangur Bán se dresse contre lui. Si ce n’est qu’une petite chatte, Brendan y voit la représentation de ses peurs en un monstre avec un unique œil. Le jeune homme a bel et bien peur de l’inconnu, du monde extérieur, mais surtout peut de ne pas être digne de poser les yeux sur ce livre.
Quand il le regarde, ses pupilles se dilatent, et il y voit énormément de belles choses, représentées en petits logos sautant sur les pages.
Aidan lui demande alors d’aller à l’extérieur rechercher des petites baies pour faire de l’encre, ce que le jeune garçon accepte avec réticence.

Brendan utilise un petit passage secret (représenté par une petite lueur dans le mur gris, symbole de l’espoir en ces temps sombres) pour se rendre dans la forêt.
La forêt est particulièrement jolie et c’est là que Brendan se fait attaquer par des loups, au milieu d’un cromlech, un cercle de pierre. Historiquement, on pensait que les cromlechs, qui datent de la préhistoire, étaient des lieux qui servaient à entrer dans le monde des fées. Et c’est donc bien ici que Brendan rencontrera Aisling, alors qu’il est en train de prier sur la pierre centrale qui a exactement la même forme que la pierre de Turoe, une pierre en granit gravée qui se trouve en Irlande.
D’ailleurs, sur la pierre, la prière que Brendan récite est «Ár nAthair, atá ar Neamh », qui signifie « Notre Père, qui es aux cieux » en gaélique. Mais bon il faut le savoir et parler le gaélique pour réussir à le comprendre dans le film.

Parlons un peu d’Aisling. En gaélique, son nom signifie vision ou rêve, ce qui va bien avec la nature du personnage.
D’ailleurs, sa nature est… difficile à comprendre. En fait, elle est un peu un mélange de tout pleins de légendes d’êtres fantastiques d’Irlande.
Déjà, visuellement, elle ressemble à une Banshee, qui sont des apparitions liées à la mort, des femmes vêtues de blanc, au teint pâle et à la chevelure blanche, comme Aisling.
Aisling ressemble aussi à une Pooka, qui sont des êtres mystiques pouvant prendre la forme de n’importe quel animal, ce qui est évidemment le cas de notre personnage qui se transforme en biche, saumon, humain ou loup. Ces êtres ont souvent un rôle négatif mais peuvent être aussi positifs. En fait, dans un livre écrit par Lady Wilde en 1887 (Legends, Mystic Charms and Superstitions of Ireland), une pooka aide un jeune homme appelé Phadrign a vivre une vie joyeuse, et les deux s’entraidaient mutuellement l’un dans la forêt de l’autre, et l’une dans le village de l’autre.
Enfin, Aisling me fait légèrement penser à une Changeling. Dans le folklore celtique, on pensait souvent qu’un bébé malade était un enfant que les fées avaient remplacées par l’un de leur bébé : soit parce qu’elles préféraient un enfant humain à élever, soit parce que leurs bébés à elles avaient besoin de lait humain pour grandir, ou bien tout simplement parce que l’enfant des fées n’avait plus de parents. Toujours est-il que, lorsque les parents s’apercevaient que leur enfant avec une faible constitution et était donc un bébé de fée, ils allaient le déposer au pied d’un arbre de fées. L’enfant grandissait alors seul, et lorsqu’on le voyait, apparaissait pâle et maladif.
Si je pense à ça pour Aisling, c’est qu’elle dit que Cromm Crúaich a « emporté » les siens. Peut être ses parents fées ont été tués, Aisling a fini dans une famille humaine, qui s’est rendu compte que leur enfant avait été substitué avec un enfant de fée et l’a alors abandonnée dans la forêt.
En réalité, Aisling est une Tuatha dé Danann, sorte de divinité irlandaise, et ses parents étaient les rois et reines de ce peuple de  »fées ». Mais je trouve ça intéressant qu’elle ait beaucoup d’attributs de différents personnages du peuple des fées.
Encore une fois, dans les trois films de Cartoon Saloon, on se focalise sur une légende celtique. Si dans le Chant de la Mer il s’agit des selkies et le Peuple Loup les Faoladh (loup-garous d’Irlande, qui ne sont pas tous des êtres effrayants), ici on se focalise sur les Tuatha dé Danann.
Enfin, pour finir sur Aisling, elle est pour moi le seul point noir de la version française : si son interprète a l’air plus agée que l’actrice anglaise, elle manque clairement d’émotion et de ton quand elle parle.

Brendan va donc se rendre avec Aisling au pied d’un chêne où poussent les petites baies, et va devoir l’escalader. Symbole simple mais efficace, puisque le chêne est considéré comme le roi de la forêt, pouvant monter très haut, mais aussi comme l’arbre des druides par excellence. Il symbolise aussi la force morale et le savoir, deux thèmes très importants pour l’évolution de Brendan. Sur le chêne est gravé le Triskell, un symbole très connu si vous avez déjà visité la Bretagne, qui symbolise l’éternel recommencement mais d’un côté très positif, comme le cycle de la vie.
Parvenu au sommet après un certain effort, qui caractérise un obstacle comme on en voit dans énormément de films où le héros doit se confronter à ses peurs, il gagne une nouvelle vision du monde puisqu’il voit la forêt et Kells sous un angle qu’il n’avait jamais vu auparavant. Il gagne aussi le nom de son amie, Aisling, qui signifie comme je l’ai dis vision. Les deux symboles se soudent pour former la nouvelle vision complète de Brendan.
On a aussi notre première rencontre avec l’antre de Cromm Crúaich mais je reviendrais plus tard sur lui.

On voit des scènes très sombres de destructions des Vikings, et on nous montre que Cellach est plus perdu que jamais en arrangeant le scriptorium comme il le veut alors qu’Aidan lui fait remarquer que « ça n’est pas bon ».
Aidan demande à Brendan de continuer le livre et, plus principalement, de dessiner la page Chrism (ou page Chi Rhô), page qui laisse apparaître le monogramme de l’Incarnation dans le vrai livre de Kells.
Le temps passe et on a des scènes qui se succèdent pour montrer cet avancement dans l’année, Brendan le divisant entre aider son oncle à construire le mur, dessinant avec Aidan, ou s’amusant dans la forêt avec Aisling.

Ensuite, l’abbé Cellach enferme Brendan dans sa chambre puisque ce dernier lui a désobéi en allant plusieurs fois dans la forêt. Pangur Bán part chercher Aisling qui vient l’aider à le délivrer.
De même, dans le studio, les chansons mêlant l’anglais et le gaélique sont toujours présentes au moins une fois, mais malheureusement jamais traduite en français, au moins pour la partie anglaise. Voilà les paroles de sa chansons et leur traduction :
« You must go where I cannot / Tu dois aller là où je ne peux pas
Pangur Bán, Pangur Bán, / Pangur Bán, Pangur Bán,
Nil sa saol seo ach ceo, / Il n’y a rien d’autre dans cette vie que brume,
Is ni bheimid beo / Et nous ne serons en vie
Ach seal beag gearr. / Que pour un bref instant. 
»
(les cinq vers sont répétés trois fois)
Les paroles font écho à celles d’Aidan, qu’il prononce plus tôt dans le film, puisqu’il dit quasiment les mêmes en version anglaise (en français, elles ont été traduites par « Ce monde n’est rien d’autre qu’une brume, et nous ne sommes ici que pour un bref instant »).
De même, quand Aisling dit qu’elle ne « peut » pas aller là où se trouve la clé, ça peut sembler étrange mais il y a deux raisons à ça. La première, c’est que faisant partie du peuple des fées, elle ne peut toucher le fer, or la clé peut être faite en fer, ou alors la fenêtre. La deuxième, c’est qu’Aisling est une divinité païenne, et l’abbé un représentant de Dieu : elle ne peut donc pas aller dans une pièce où un haut représentant d’une autre religion se trouve.
Elle y envoi donc Pangur Bán sous une forme d’esprit. Quand cette dernière descend l’escalier, on voit dans son ombre sa réelle forme de chat, un plan repris dans le Chant de la Mer où dans l’escalier, l’ombre de Saoirse représente un phoque, et ça ne m’étonnerait pas que l’ombre de Robyn prenne une forme de loup dans le Peuple Loup.

Aisling parvient donc à faire sortir Brendan, et celui-ci va vouloir aller chercher l’œil de Cromm Crúaich, dans son antre.
Penchons-nous sur lui. Cromm est une divinité païenne (il me semble important de préciser que païen n’est pas forcément un terme péjoratif, mais désigne simplement une religion autre que le christianisme) le plus souvent illustrée avec un seul œil et avec une demeure entourée de douze statues, choses que l’on voit évidemment dans le film.
Pour sa représentation visuelle, le studio a opté pour un serpent carré, cette forme rappelant ainsi les barbares païens qui envahissent le pays. Dans les légendes, c’est Saint Patrick qui mis fin au règne de terreur de Cromm, tout comme il bannit les serpents d’Irlande, ce qui explique ici la forme qu’il a, faisant le pont entre le réel Cromm et les serpents. Ceux-ci représentent aussi la tentation dans le Christianisme, comme le serpent qui tenta Adam et Eve dans le jardin d’Eden.
Maintenant, son combat avec Brendan m’avait laissé vraiment perplexe la première fois que je l’ai vu. Je ne comprenais pas vraiment car je me penchais sur la scène comme s’il s’agissait d’un combat réel, hors on est bien évidemment ici dans le combat métaphysique. Celui-ci fait évidemment penser à celui de Beowulf, dont on parle dans un vieux poème anglais, et dans lequel ce dernier doit combattre la mère de Grendel (une des trois entités qu’il doit combattre), bataille qui se déroule… Sous l’eau comme ici.
C’est donc la bataille entre Brendan et ses peurs les plus profondes, sa peur des ténèbres. Son voyage dans l’antre symbolise son voyage dans son âme et son imagination (il se sert d’une craie comme lorsqu’il s’en servait sur les ardoises) pour conquérir ses peurs des ténèbres et gagner l’œil de Cromm, et donc une toute nouvelle vision des choses, tout comme il avait vaincu sa peur en montant dans le chêne et en gagnant une vision nouvelle du monde.
Cette scène signifie que le meilleur chemin pour trouver la lumière, l’espoir et l’illumination est de regarder pleinement et fixement les choses qui nous font le plus peur, car c’est ici que reposent les choses dont on a le plus besoin pour accéder à la paix et à une nouvelle vision du monde. C’est pour ça qu’il n’y a pas de réel protagonistes dans le film, mais bien juste une représentation de la menace (les Vikings) et des peurs (Cromm Crúaich).
En revanche, si les Vikings sont bien réels, j’ai un doute sur le fait que Cromm le soit. Évidemment, on le voit que son lieu fait peur à Aisling, on sait qu’il a tué ses parents et qu’il la tue presque. D’ailleurs, là aussi cette scène m’a fait me questionner énormément, parce qu’Aisling est une créature païenne elle aussi. Mais elle serait plus caractérisée  »douce », puisque protectrice de la forêt, des plantes et des animaux, et qu’elle incarne ces miracles dont Aidan parlait, alors que Cellach le dit au début, les païens sont des « adorateurs de Cromm », donc ce dernier est directement relié aux Vikings et donc aux ténèbres. Donc la noirceur de Cromm aspire littéralement le côté chrétien de Brendan, en l’attirant et en l’entraînant dans son antre, tandis qu’il aspire l’énergie vitale d’Aisling. Il la tue donc presque, et on voit que les derniers mots d’Aisling envers Brendan sont « Transforme les ténèbres… en lumière », ce que Brendan s’efforcera toute sa vie de faire avec le livre.
J’en reviens donc au fait que je pense que Cromm n’est pas réel. Puisqu’il est la représentation des peurs de Brendan et le voyage de celui-ci dans son âme, il s’agit plus d’un voyage initiatique intérieur qu’un réel combat. De plus, quand Brendan se réveille, on peut apercevoir derrière lui un mur avec un trou, probablement l’endroit d’où il a arraché l’œil : le réel combat était celui de lui contre ses propres ténèbres, ses peurs des choses imaginaires ou inconnues, sa peur des païens. Il lui suffisait d’entrer dans l’antre et retirer l’œil.
Quand Brendan repart de l’antre, il voit à travers l’œil Cromm se mordre la queue et avoir la même représentation que l’Ouroboros, qui symbolise l’éternel retour mais pas de la même manière que le Triskell, qui tourne avec trois symboles à l’infini, mais d’une manière péjorative puisque l’Ouroboros se mord lui-même la queue, s’infligeant un malheur sans fin.

Brendan se réveille donc et découvre que toutes les statues autour de l’antre de Cromm sont cassées et recouvertes des fleurs d’Aisling. D’ailleurs, les différentes tombent ressemblant à celles de Cromm dans la réalité ont été construire de manière à ce que le soleil puisse éclairer l’intérieur à certains moments de la journée, afin de montrer que la lumière peut toujours vaincre même les lieux les plus sombres.
Rapportant sa nouvelle vision, son œil, à Aidan, le jeune garçon dessine, sous le regard époustouflé d’autres frères, un rond ressemblant au Triskell, pleins de symboles et de cercles tournant à l’infini.
Cependant il est trouvé par l’abbé Cellach qui l’enferme, lui et Aidan, de colère dans le scriptorium, pendant que les Vikings se rapprochent de Kells…

La bataille, ou plutôt le massacre, qui s’ensuit est vraiment sombre. Le plan de la petite fille jouant innocemment avec la neige, ne comprenant pas la gravité du moment est très poignant. D’ailleurs, les flocons de neige sont représentés en entrelacs celtiques.
Et la flèche que se prend Cellach est très violente et surprenante. Et son prénom, bien qu’il signifia aussi église, veut dire « celui qui souffre pendant la bataille ». Il suffisait de connaître l’étymologie pour ne pas être surpris…
Les corbeaux arrivent en masse, annonciateur comme de justesse de la mort. Les scènes sont alors montrées sur des splits screen (écran divisé) pour montrer les différentes actions et ce qu’elles enchaînent (les habitants montant sur les escaliers, les escaliers se brisant, le regard horrifié de Cellach…), mais c’est aussi un moyen assez intelligent pour ne pas focaliser notre esprits sur l’horreur de certaines choses, comme en montrant les gens tombants des escaliers et brûlants dans ce qu’il en reste tandis qu’au milieu de l’écran, on voit Frère Tang réagir à cette même scène.
Afin de ne pas nous appesantir sur des scènes de combats qui ne nous apporteraient rien, on a une vision depuis le haut de l’abbaye, et on voit les habitants courir dans tous les sens, au milieu des flammes, poursuivis par les Vikings. Ce plan de haut nous met presque à travers les yeux d’un dieu, regardant sans pouvoir rien y faire tous ces innocents périr…

Le chef Viking brise la croix avec son arme, une croix avec un rond, qui est appelée une croix celtique. Elle aurait été inventée par Saint Patrick qui a combiné la croix chrétienne avec le soleil celte, ce qui forme comme un passage entre les païens celtes et les nouveaux chrétiens. D’ailleurs, si il peut sembler étrange dans un film irlandais de se focaliser sur des moines chrétiens, il faut savoir que c’est grâce à ces mêmes moines que l’on a le plus de traces écrites de la mythologie celtes, qu’ils ont transcripté eux-même.
Le rond de la croix représente aussi l’unification et l’inclusion, ce que les Vikings n’ont évidemment pas en eux et qui est mis en scène par ce chef détruisant le symbole de sa lame.
En voulant aller secourir Brendan, l’abbé Cellach se prend en plus un coup d’épée dans le dos parce qu’une flèche enflammée dans l’épaule ne suffisait pas.
Brendan et Aidan font alors de l’encre, afin de duper les Vikings. Une preuve encore plus forte que l’écriture et donc cette force de la foi et des croyances peut vaincre l’ennemi, quand un mur ne suffit pas.
Quand Brendan voit son oncle étendu et crie « Mon oncle ! » je dois dire que le moment est réellement déchirant. Encore plus en version française puisque la voix de Brendan est plus jeune et on a encore plus envie de le protéger. Le fait que son oncle n’ait pas toujours été juste avec Brendan est tout oublié ici : Cellach avait seulement peur des barbares et voulait protéger son neveu. Ce dernier était la seule famille qu’il restait à Brendan, et il l’a cru mort.
De la même manière, Cellach voit les Vikings sortir du scriptorium et pense que Brendan y a péri.
Les barbares rentrent alors dans l’église en forçant la porte et il m’a fallu des années (six ans, je l’ai découvert il y a une semaine en fait) pour comprendre que les frères que l’on voyait depuis le début, Sergueï, Léonardo, et Assoua, mourraient sous le coup des Vikings, car ils se trouvaient dans l’église et non dans la tour, impossible d’accès.
La musique est parfaite à ce moment là, chœur d’église absolument poignant, dans ce décor de neige blanche taché de fumée rouge sang. Le plan est aussi glaçant qu’il nous indique qu’en ne montrant pas la lumière au dehors, en la gardant emprisonnée entre ces murs, Cellach y a laissé entrer les ténèbres, symbolisés par les barbares, qui se sont infiltrés de la même manière que Cromm Crúaich avec Aisling.

Dans la forêt, Brendan veut de nouveau retourner en arrière, exprimant ce souhait plusieurs fois, jusqu’à ce qu’arrivent trois Vikings, dont le chef de ceux-ci, demandant d’une voix gutturale et presque affamée « de l’or ».
Alors que contrairement à Brendan, l’intérieur du livre ne leur évoque aucune lumière tellement ils ont sombré dans les ténèbres et n’en sont pas dignes, ils préfèrent arracher la couverture. Il faut savoir que le vrai livre de Kells a été dérobé par des barbares et restitué sans sa couverture…
Je ne veux pas me déclarer connaisseuse de la religion, mais la page arrachée qui recouvre l’écran est celle de Saint Jean, qui prouva notamment aux Éphésiens la supériorité du christianisme sur les religions païennes en effectuant un miracle. Une chose qui se passe ici puisque les « miracles » dont parlait Aidan, ceux de la forêt, et donc Aisling, vont leur sauver la vie ensuite à lui et à Brendan, grâce aux loups.
Après être sauvés, Brendan court derrière une feuilles et se retrouve face à Aisling sous sa forme de louve, la reconnaissant aussitôt. D’ailleurs, je ne l’ai pas dis mais Aisling se transformant en loup tout au long du film est un symbole puissant.
En effet, les transformations en animaux sont des points importants dans les films de Cartoon Saloon. Dans le Chant de la Mer Saoirse est une selkie et peut se transformer en phoque, qui est un symbole de l’innocence (celui de Saoirse), de l’émotion (la perte de Bronagh pour Ben), de la liberté (se rapportant au nom de Saoirse qui signifie littéralement liberté) et de la transformation.
Dans le Peuple Loup, Mebh et Robyn peuvent toutes les deux se transformer en louves, métaphorisant la liberté, celle de courir librement dans les bois, et un symbole positif de transformation.
Il en va de même ici, et le loup a aussi le rôle, dans la mythologie celtique, d’un grand assistant et guide.
Le thème de la transformation est donc une notion très puissante et importante dans le film. Il peut s’agir évidemment de la transformation dans sa définition la plus basique, ici celle d’humains prenant diverses formes, mais aussi la transformation psychologise des personnages, les épreuves qu’ils traversent pour aboutir à la fin de leurs voyages et en finir complètement changés. La deuxième notion la plus importante est celle de la liberté : ne pas souffrir du monde des humains et des hommes pour le Peuple Loup, ne pas s’enfermer dans une tristesse infinie pour le Chant de la Mer, et ne pas s’emprisonner face à la peur dans le Secret de Kells.

A Kells, Tang découvre que Cellach est toujours vivant. Ce dernier lui dit deux fois « Laissez-moi… », la phrase n’est pas achevée mais on comprend clairement qu’il veut qu’on le laisse mourir en paix, son regard fixé sur le scriptorium où il pense que Brendan repose…
Je me demande si le fait qu’il n’y ait que neuf personnes en tout en comptant l’abbé signifie qu’il n’y a que neuf survivants. Peut être y a-t-il d’autres personnes dans la tour, mais j’en doute.
Le morceau de musique qui se joue là est un de mes préférés du film. Triste à Kells, le violon devient plus joyeux quand on nous montre la vie d’Aidan et Brendan, ce dernier grandissant au fil des saisons (chacune dans l’ordre d’ailleurs : printemps, été, automne, puis hiver, printemps, été, et encore automne…). L’image utilisée, fixe avec seulement les personnages vieillissants dans chacun des cadres est particulièrement belle, et est sans doute ma préférée du film. La musique reprend un chœur mais cette fois-ci un chœur joyeux, puisque l’on voit Brendan et Aidan continuer le livre et le montrer enfin à d’autres personnes, tandis que leurs traces de pas sont dans les étoiles et le sable, montrant qu’ils font maintenant parti d’un tout, de l’univers.

Aidan meurt paisiblement, sachant que Brendan voyagera dans les terres, faisant découvrir le Livre aux peuples.
Brendan, maintenant devenu adulte, se retrouve dans la forêt de son enfance, et revoit Aisling sous le fond du thème au xylophone de la chanson qu’elle avait chanté. Heureuse de le revoir, elle le guide vers Kells, en passant devant le chêne qu’ils avaient escaladé, l’antre de Cromm… Brendan l’appelle deux fois, une fois avec sa voix d’adulte, une autre avec sa voix d’enfance, et Aisling se transforme en humaine sous les coups de l’orage…
On voit alors les ruines de Kells et l’abbé vieillit. Tang (qui n’a absolument pas vieilli…) le presse de se reposer, tandis que Cellach se triture l’esprit, possiblement depuis des années, face à ce jour fatidique. Ce jour là l’a empli de ténèbres et de tristesses, et il n’a trouvé de repos depuis, songeant sans cesse aux innocents et à son neveu. Petit détail, jamais le lit de l’abbé n’a été montré dans les plans entiers de sa chambre, hormis le moment où il dormait, indiquant qu’il est proche de la mort.
Brendan arrive alors et OH MON DIEU j’ai fais pause au mauvais moment et j’ai vu le squelette de l’abbé face aux éclairs. Ce n’est pas la seule image effrayante du film, celles d’Aisling étant consumée par les ténèbres faisaient aussi froid dans le dos, mais celle de l’abbé me fait beaucoup plus d’effet.
Lorsque le jeune homme arrive, l’orage part et laisse place à la lumière, puisqu’il est le créateur et protecteur du Livre qui transforme les ténèbres en lumière.

Les retrouvailles sont simples mais chaleureuses et franchement émouvantes, encore plus lorsque Cellach sort le petit dessin qu’avait fait son neveu en déclarant qu’il s’agit de sa « seule consolation dans le monde ». Lorsque Brendan s’approche alors de la fenêtre, il y a un plan totalement contraire à celui du début, ou la fenêtre était la seule source de lumière et donc d’espoir, puisqu’elle symbolisait que les ténèbres étaient partout mais pouvaient être détruites par la lumière du monde. Ici, tout est lumineux, hormis la chambre de l’abbé, montrant ainsi la noirceur de son état d’esprit.
On peut d’ailleurs voir qu’autour de l’abbé, il n’y a plus de plans pour la construction du mur mais bien des enluminures, prouvant ce qu’il a fait pendant toutes ces années.
Brendan lui donne alors le Livre, et petit à petit, plans par plan, l’abbé est de plus en plus sous la lumière, jusqu’à ce qu’il le soit complètement en ouvrant le Livre, puisque ce dernier va chasser les ténèbres de son esprit, le faisant pleurer sous la beauté de ce qu’il voit…
Le film se termine sur différents détails de la page Chi Rhô (ou Chrism), jouant avec ceux-ci : le moine représenté est Brendan, l’un des chats est Pangur Ban, les fleurs sont celles d’Aisling, les entrelacs représentent Cromm Crúaich enfermé, et le tout représente le Créateur.
Tandis que l’on est littéralement aspiré par la page, l’écran devient extrêmement lumineux, le Livre nous faisant nous aussi part de sa lumière.

Que dire que dire ? Ce film est une réelle pépite, il n’y a pas d’autres mots. Sous son apparente simplicité d’histoire, de personnages ou de visuel, se cache une historie peu conventionnelle, puisque celle d’un Livre. Le métrage ne se termine pas sur Brendan étant de nouveau ami avec Aisling, ou aidant Kells à se relever mais non, sur le Livre terminé.
Le film ne se cache pas sous une fausse complexité, ne cherchant pas un scénario avec nombres de nœuds ou de ficelles, mais recèle pourtant d’une histoire extrêmement puissante, celle de l’importance de l’espoir et des croyances, de s’exposer et s’assumer dans un monde dangereux et de toujours, toujours chercher la lumière dans les endroits les plus sombres.
Enfin, si le titre du film, « Le Secret de Kells », peut lui aussi sembler très, trop, simple, mais pourtant il ne fait que décrire le film : le secret de cette abbaye, de ce Livre, de sa conception, réside dans le fait de faire face à ses peurs et de croire toujours en la lumière.

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